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SPAGGIA
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A la recherche du Sanzio

A la recherche du Sanzio

A la recherche du Sanzio

INTRODUCTION

 

« Natura il fece e poi ruppe la stampa » (« La nature l’a fait puis a cassé le moule »)

 

Il s’agit d’un des génies qui, par le développement de ses facultés, n’a fait autre chose au monde qu’augmenter ses plaisirs et fournir de nouvelles distractions à nos misères ; génie sublime, et auxquels les vulgaires préfèreront les hommes qui se font un nom en faisant entre-battre quelques milliers de tristes soldats.

Le parnasse pictural comptait déjà un grand nombre de peintres célèbres, quand, dans la ville d’Urbino, vint au monde le vendredi 28 mars 1483 Raffaello Santi. Sa vie fut simple, depuis l’adolescence jusqu’à sa fin précoce, à trente-sept ans seulement. Elle fut unie. Il marcha de triomphe en triomphe. Quant à son œuvre, en si peu de temps, elle fut d’une richesse incomparable et presque innombrable ; pas moins de cinquante Vierges et Saintes Familles, plus de dix tableaux consacrés à la vie du Christ, autant pour les Saints, vingt-cinq portraits, les fresques gigantesques des Stances au Vatican, les Loges, la Farnésine, les cartons pour les tapisseries des Actes des Apôtres, les mosaïques de la Chapelle Chigi constellées de planètes, les tableaux mythologiques ou allégoriques, les dessins multiples, enfin les travaux comme architecte et sculpteur.

Sûrement à cette époque, dans leurs rêveries les plus douces, les âmes les plus faites pour la peinture n’imaginaient guère une telle réunion de talents en un seul homme ; ses coloris gradués, si flatteurs pour l’œil, se fondant dans des compositions si parfaites. Aussi le deuil fut-il profond, et immense, quand il mourut à trente-sept ans, comme Mozart, de qui on l’a si souvent rapproché. Trente années plus tard, lorsque Vasari publiait ses biographies d’artistes, la douleur universelle de son décès ne s’était toujours pas estompée : « Bienheureuse ton âme, ô Raphaël ; le monde entier se prosterne devant tes œuvres ! Et la peinture, que n’est-elle descendue dans la tombe avec toi ! Lorsque tu fermas les yeux, pour elle aussi la lumière s’éteignit. C’est à nous maintenant d’imiter les modèles parfaits qu’il nous a laissés, et de conserver dans nos cœurs son souvenir gravé en traits ineffaçables ; car c’est par lui que nous avons vu l’art amené à cette perfection que nous n’osions espérer. »

Bien sûr attribuera-t-on à mes paroles l’autorité que l’on voudra. Peut-être me taxera-t-on de présomption, voire d’ignorance, qualités possédées par quantité d’hommes qui veulent que le public les prennent pour des connaisseurs universels. Mais je trouve, en ce moment où claironnent les trompettes du cinq-centième anniversaire de la mort de Léonard de Vinci, qu’on a trop oublié Raffaello. Sans doute une certaine perception de l’art s’est-elle enfuie ; une grande majorité des artistes d’aujourd’hui, et ceux des deux siècles en arrière, ayant négligés le fait que l’art ne vit que parce qu’il donne continuellement du plaisir. Le drame maintenant est qu’ils sont arrivés à séduire une partie nombreuse du public qui ne trouve aucune jouissance directe à la peinture, et qui n’y cherche, à la vérité, qu’une occasion de bien parler, de s’extasier, égarant les quelques véritables amateurs.

Trop sont ceux qui suivent les modes lancées par ces beaux diseurs insensibles ! Ils se muent sans réaction en contemplateurs hébétés et se laissent guider par un goût prédéfini. La plus cruelle et malheureuse expression de cet asservissement trouve son achèvement dans la plupart des musées du monde… Qui, parcourant ces expositions, n’a pas vu ces visiteurs dénués de sentiments, se ruer, avant la plus infime compréhension des effets désirés, sur l’étiquette d’une œuvre pour en assoir le mérite ; le nom de l’auteur illuminant le tableau d’un regard nouveau.

Jurons que tout cet épisode de l’histoire de la peinture retombera bientôt dans le profond oubli qu’il mérite, que les ouvrages de nos grands maîtres actuels tiendront, d’ici cinquante ans, fidèle compagnie à ceux des désormais méconnus que l’on admira tant il y a cent ans… Car, dans ces œuvres – et j’omets volontiers Picasso, Dix, voire Dali, et toutes leurs cohortes – il ne se présente qu’une seule des deux choses qui constituent le beau dans l’art. Pour plaire, ils cherchent à imiter la nature, mais leurs œuvres ne dégagent qu’une pâle expressivité péniblement masquée par une fausse difficulté technique vaincue. Je pense là, malgré le mérite reconnu à certaines productions, aux impressionnistes, au réalisme fade d’un Courbet, aux décevantes toiles de Vermeer que j’ai observé à la National Gallery. Quand seule la partie technique se montre, sans vie, sans effets dramatiques ou narratifs, sans élaboration qui excite l’instinct de l’œil, l’âme du contemplateur se refroidit rapidement. Et quoique soutenu un instant par la vanité de paraître connaisseur, on en arrive bientôt à bailler jusqu’à se démettre la mâchoire.

A ce titre, la France a su développer une particularité interprétative qui explique que son école de peinture s’en est allée grand train. On y est tout fier d’étonner le bon public ; lequel ne s’aperçoit même pas que l’auteur n’a rien dit, lui trouve quelque chose de singulier dans son fait, et l’applaudit. Mais, passées deux ou trois singularités dûment appréciées, fréquemment les zygomatiques se relâchent et on finit par bâiller.

Rien de tout cela dans les œuvres de Raffaello, incarnation d’un acmé de la peinture. Il porta son art à un tel degré de perfection que ses successeurs durent, ou profiter de ses travaux, ou retomber dans la barbarie. Prisonnier d’aucune Ecole, il rapprocha la parole d’un art muet. Il sut parler la plus persuasive et harmonieuse des langues, là où les autres grands maîtres impressionnent et font penser par le spectacle qu’ils exposent.

Raphaël n’a pas l’imperméabilité de Vinci, ingénieux et subtil Florentin, dont les énigmes se comprennent d’autant moins qu’on les étudie davantage ; mais il a la même profondeur, son talent expliquant chaque chose et épargnant toute hésitation et toute fatigue. Raphaël ne renverse pas comme un Michel-Ange, mais il atteint aussi sûrement et ne perd pas sa sérénité ; ses corps sont préservés des convulsions et mouvements disgracieux de sauvages athlètes. Raphaël n’enivre pas comme le Corrège, mais sa volupté s’attaque aux fibres les plus nobles de l’Homme. Raphaël n’a pas le faste de Véronèse et du Tintoret, mais sa pompe signifiante égale la leur. Raphaël n’a pas la magie colorée du Titien, mais il a plus d’élévation. Raphaël n’a pas l’éclat de Rubens, mais sa richesse a moins d’incohérence et est mieux maîtrisée…

 

Suivant : Magdalena pénitente / Cagnacci