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Narcisse / Caravaggio

Narcisse / Caravaggio

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Narcisse / Caravaggio

 

Narcisse

 

Michelangelo Merisi dit Caravaggio

Huile sur toile, 112x92 centimètres

1597-1599, Palazzo Barberini, Roma

 

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Echo… Echo… qui ne sait ni se taire quand on lui parle, ni parler la première…

 

Il y avait une source limpide dont les eaux brillaient comme de l’argent ; jamais les pâtres ni les chèvres qu’ils faisaient paître sur la montagne, ni aucun autre bétail ne l’avaient effleurée, jamais un oiseau, une bête sauvage ou un rameau tombé d’un arbre n’en avait troublé la pureté. Tout alentour s’étendait un gazon dont ses eaux entretenaient la vie par leur voisinage, et une forêt qui empêchait le soleil d’attiédir l’atmosphère du lieu. Là un jeune homme, qu’une chasse ardente et la chaleur du jour avaient fatigué, vint se coucher sur la terre, séduit par la beauté du site et par la fraîcheur de la source.

Il veut apaiser sa soif ; mais il sent naître en lui une soif nouvelle ; tandis qu’il boit, épris de son image, qu’il aperçoit dans l’onde, il se passionne pour une illusion sans corps ; il prend pour un corps ce qui n’est que de l’eau ; il s’extasie devant lui-même ; il demeure immobile, le visage impassible, semblable à une statue taillée dans le marbre de Paros.

Les bras pliés en biais, les manches bouffantes à l’extraordinaire modulation de blancs rendant sa chemise resplendissante, il adopte une position gracieuse. Légèrement penché vers l’avant, une jambe repliée, le genou proéminant, il masque sa découverte à la vue des intrus. Variation pure et douce de couleurs diaphanes séparées de cils luminescents, presque transparents, sa chemise achève ses plis sous un corsage orné, un vêtement théâtral qui glisse sur son dos jusqu’au vert cuivré de son pantalon.

Il contemple ses yeux, deux astres ; sa chevelure aux ocres jaunes et rouges digne de Bacchus, inspirée du Spinario, est non moins digne d’Apollon ; ses joues lisses ; son cou d’ivoire ; sa bouche gracieuse ; son teint qui à un éclat vermeil unit une blancheur de neige ; enfin il admire tout ce qui le rend admirable.

Sans s’en douter, il se désire lui-même ; il est l’amant et l’objet aimé, le but auquel s’adressent ses vœux ; les feux qu’il cherche à allumer sont en même temps ceux qui le brûlent. Que de fois il donne de vains baisers à cette source fallacieuse ! Que de fois, pour saisir son cou, qu’il voyait au milieu des eaux, il y plongea ses bras, sans pouvoir s’atteindre ! Que voit-il ? Il l’ignore ; mais ce qu’il voit le consume ; la même erreur qui trompe ses yeux les excite.

 

Crédule enfant, pourquoi t’obstines-tu vainement à saisir une image furtive ? Ce que tu recherches n’existe pas ; l’objet que tu aimes, tourne-toi et il s’évanouira. Le fantôme que tu aperçois n’est que le reflet de ton image ; sans consistance par soi-même, il est venu et demeure avec toi ; avec toi il va s’éloigner, si tu peux t’éloigner.

Ni le souci de Cérès, ni le besoin de sommeil ne peuvent l’arracher de ce lieu. Epandu dans l’herbe du soir, il contemple toujours d’un regard insatiable l’image mensongère. Il meurt, victime de ses propres yeux…

Maintenant sous un jour de cave, dans un contraste de clarté et de ténèbres, apparaît le pathétique de la lumière. Le jeune homme est projeté hors de la toile. L’ombre devenue souveraine, massée en opacités brunes sur le fond du tableau, est transpercée par un rayon qui semble tombé d’un soupirail pour éclairer ce front qui médite, cette main gauche qui agite la surface convoitée. Dans cette atmosphère sans air aux tonalités austères, le jeune homme miré par le ruisseau a un effet phosphorescent.

Il reprend… « Un être me charme et je le vois ; mais cet être que je vois et qui me charme, je ne puis l’atteindre. Pour comble de douleur, il n’y a entre nous ni vaste mer, ni longues routes, ni montagnes, ni remparts aux portes closes ; c’est un peu d’eau qui nous sépare. Lui aussi, il désire mon étreinte, car chaque fois que je tends mes lèvres vers ces eaux limpides pour un baiser, chaque fois il s’efforce de lever vers moi sa bouche. Il semble que je puis le toucher ; un très faible obstacle s’oppose seul à notre amour. Qui que tu sois, viens ici ; pourquoi, enfant sans égal, te jouer ainsi de moi ? Où fuis-tu, quand je te cherche ?

Ton visage amical me promet je ne sais quel espoir ; quand je te tends les bras, tu me tends les tiens de toi-même ; quand je te souris, tu me souris. Souvent même j’ai vu couler tes pleurs, quand je pleurais ; tu réponds à mes signes en inclinant la tête et, autant que j’en puis juger par le mouvement de ta jolie bouche, tu me renvoies des paroles qui n’arrivent pas jusqu’à mes oreilles.

Mais cet enfant, c’est moi ; je l’ai compris et mon image ne me trompe plus ; je brûle d’amour pour moi-même, j’allume la flamme que je porte en mon sein. Que faire ? Attendre d’être imploré ou implorer moi-même ? Et puis, quelle faveur implorer maintenant ? Ce que je désire est en moi ; ma richesse a causé mes privations. Oh ! que ne puis-je me séparer de mon corps ! Déjà la douleur épuise mes forces ; il ne me reste plus longtemps à vivre, je m’éteins à la fleur de mon âge ».

Il revint, dans son délire, contempler son image, mais elle n’avait plus exactement la physionomie espérée ; les yeux mi-clos, les traits vaguement déformés, l’expression plus sombre semblait un présage de sa fin malheureuse. Ses larmes troublèrent les eaux et l’agitation du bassin en obscurcît l’apparition. Quand il la vit s’effacer : « Où fuis-tu ? cria-t-il. Demeure ; n’abandonne pas, cruel, celui qui t’adore. Ce que je ne puis toucher, laisse-moi au moins le contempler ! Laisse-moi fournir un aliment à ma triste folie ! ».

 

Au milieu de ses plaintes, face à ses mains blanches comme du marbre, à la teinte de rose de son visage, je compris la passion réaliste de ce violent poète ; une passion qui explose en clair-obscur, qui s’achève en mystère, qui explique que dans un musée, il tue ses voisins ; le noble Poussin avait bien raison, « cet homme est venu pour détruire la peinture ».

Quant au jeune homme, il dépérit. Comme la cire fond devant une flamme légère, son amour le consume, il succombe lentement au feu secret qui le dévore. Il va laisser tomber sa tête lasse sur le gazon obscur ; la mort fermera ses yeux ; puis son corps disparaîtra, remplacé par une fleur couleur de safran, dont le centre est entouré de pétales blancs.