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La Superbe

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Les Apennins septentrionaux à l’arrière-plan, montagnes latitudinales séparant la mer de Toscane de l’Emilie-Romagne, au cœur de l’interface qu’est la Ligurie Orientale, on respire à la fois les airs de la Méditerranée et de l’Europe continentale. Gênes, la Superba comme l’appela Pétrarque, leitmotiv de chacun des sites que l’on a visité lors de ce séjour, on se dit, quête autant vaine qu’inutile, que sur ce chemin interminable qu’est la compréhension de la Botte on se doit de faire une halte dans notre excursion. Songeant. Souvent renversé par l’union des émotions, des couleurs, parfums et perspectives, procurés par ces diverses étapes ; on se remémore qu’à la suite d’Amalfi et Pise, précédent la Sérénissime, Gênes joua un rôle non négligeable dans l’élaboration de l’Occident tel qu’on l’entend aujourd’hui. On se souvient également qu’avarie des générations successives, qui passent, et oublient, on la relègue maintenant à une marge du monde contemporain, la voit comme un point anecdotique sur une carte, la conçoit tel un port d’embarquement au moins mal.

En cet instant où on se sent dédaigneux de la terre et regarde la mer telle une mouette, assis, on se met à fuir, parcourt plusieurs kilomètres par l’esprit, pousse vers l’Ouest, vers la conque qui vit naître, puis se développer cette remarquable cité où, ô chimère, on cherche à exhumer des bribes de son illustre passé…

Dans l’Enfance de l’Europe, Fossier a écrit que les villes d’avant 1200 étaient des corps étrangers, des kystes, des malformations dans la société médiévale. Ses références sans doute accolées à ce qu’était le royaume de France, voir, au plus, au futur Royaume Uni, il semble toutefois que cette affirmation ne doive pas être prise à la lettre ; car la ville a été, et est, le pivot de l’histoire de la Péninsule. De fait, à travers l’histoire urbaine on lit toute l’histoire de ce pays ; le Mezzogiorno mis à part, et encore ! ; et cela, si on fait fi de la période romaine, commença réellement au cours du Moyen Âge ; car c’est durant cette ère, et au sein d’unités urbaines, que se produisirent des évènements majeurs qui ont marqué l’histoire du continent.

Gênes l’une d’entre-elles, elle appartenait à un réseau urbain hérité en grande partie de l’Antiquité. Si des villes disparurent, par exemple Veleia en Emilie, des colonies romaines dans le Sud, ces villes qui n’étaient que des cadavres selon l’expression de saint Ambroise au IVème siècle, surent se redresser, évoluer, devenant des acteurs considérables sur les plans économique, social, politique et religieux, au point de contribuer à transformer la vie des hommes. Invention du politique, révolution scripturaire, révolution commerciale, révolution mendiante, sont autant d’expressions qui montrent combien l’Italie fut pénétrée de nouveautés durant cette époque ; le Bas Moyen Âge rappelons-le ; et qu’elles furent à la base de l’avance prise par les villes italiennes par rapport au reste de l’Europe, et ce jusqu’aux Temps dits modernes.

Puisqu’il s’agit de commencer quelque part, et que le propos n’est pas de retracer l’histoire de la ville ; des ouvrages et encyclopédies y parvenant bien mieux qu’on ne serait le faire, et puis on écrit d’abord pour soi ; disons que la cité couverte de palais de marbre, ce qui lui valut son nom de Superbe, fut fondée vers 700 avant notre ère par les Ligures, et qu’elle subit, après nombre de vicissitudes, le sort de toutes villes de l’Italie du Nord. Elle fut incorporée à la Gaule cisalpine, appartint longtemps aux Romains, puis passa aux Lombards, et, après la destruction de cette monarchie, dut reconnaître la domination de Charlemagne. Sa position, bienfait d’un déterminisme, la servit. Au fond d’un golfe protégé, elle attira l’attention de beaucoup de souverains ; à commencer par Théodoric, roi des Goths, qui, au VIème siècle, lui permit de connaître un accroissement considérable. La tentative de reconstitution de feu l’Empire romain échouant, à la suite de Charlemagne son royaume s’en allant en poussière, de toutes parts il se forma de petites Etats féodaux parmi lesquels quatre cités cherchèrent dans le commerce, et via des expéditions maritimes, la source de richesses qui devaient leur rendre plus facile la conservation de leur liberté ; Gênes fut de celles-là.

Ce mouvement d’autonomie fleurissant, que la coutume nomme Communes urbaines, vint toutefois d’un stimulus exogène à Gênes. Il partit du nord, du royaume d’Italie, de la plaine lombarde, où des villes bénéficiant largement d’une croissance économique conquièrent leur indépendance, la défendirent chèrement quand elles la jugèrent menacée par une souveraineté qui voulait la limiter. Ainsi, au milieu du XIIème siècle, pour majeure partie d’entre-elles un gouvernement communal s’imposant, Otton de Freising, neveu de Frédéric Barberousse venu chercher la couronne impériale à Rome, les décrivit, rédigea en 1154 un texte resté célèbre et utile support aujourd’hui pour les comprendre.

Que disait-il ? « Aujourd’hui encore pour le gouvernement des villes et le maintien de l’Etat, leur modèle est l’intelligence des anciens Romains. Ils aiment si fort la liberté qu’ils refusent tout excès de pouvoir, et préfèrent, pour les diriger, des consuls à des chefs. On sait qu’il y a chez eux trois ordres, celui des capitanei, celui des vavasseurs et celui du populus ; et pour éviter toute insolence de leurs consuls, ceux-ci sont pris non dans un seul ordre, mais dans les trois, et, pour empêcher qu’ils ne cèdent à la soif du pouvoir, ils sont changés presque tous les ans. De la vient que, presque toute la terre est divisée entre les cités, chacune obligeant les habitants de son territoire à rester avec elle, et qu’on aurait du mal à trouver un noble ou un grand assez ambitieux pour ne pas se conformer aux ordres de sa cité. C’est en raison de son pouvoir de rassembler les hommes qu’ils appellent leurs différents territoires comitatus (contado). Et pour ne pas se priver de moyens d’opprimer leurs voisins, ils jugent pas indigne d’eux de laisser des jeunes gens de basse condition, voire même des artisans exerçant de méprisables métiers mécaniques, ceindre le baudrier de chevalier et accéder aux plus hautes fonctions, alors que les autres peuples les écartent comme la peste des emplois les plus honorables et les plus libres ».

Or, dans ce paysage politique, Gênes ne fit pas exception. La ville relevant nominalement des rois d’Italie, des marquis de Ligurie et de Toscane, elle fut gouvernée par des consuls électifs assistés d’une municipalité toute puissante. Forte de ses prérogatives, elle se mit donc à équiper des flottes sans en référer, fit des expéditions importantes dans les contrées les plus lointaines ; elle traita de la paix et de la guerre sans en rendre compte, par la seule autorité de ses magistrats.

Dans ce contexte, le temps des croisades fut une aubaine pour elle. Il lui apporta un essor via le transport en Orient de ceux qui se prévalaient d’aller conquérir le tombeau du Christ et de défendre la sainte cause de la civilisation ; et, la plupart des chefs menant les croisés au combat ne connaissant point la navigation, pour Gênes ces immenses voyages de troupes constituèrent une source incalculable de fortune.

Le territoire stricto sensu de la cité en profita ; mais de là, se propageant vers d’autres échelles, cette vocation ancienne qui, déjà, la faisait considérer comme le « magasin des Ligures » ; un dicton, Genuensis, ergo mercator, perpétuant cette tradition de l’échange qu’incarnaient a priori chacun de ses habitants ; il semble, si on suit R. S. Lopez, que le profil du marchand fut la réalité de celui de toute la population, la ville dépassant bientôt, au XIIIème siècle, le chiffre de 100 000 habitants, soit plus que Paris à la même époque.

Ainsi, comme Venise, née sur la boue des lagunes, qui dut sa croissance au commerce maritime, Gênes, enserrée dans un écrin de collines entre les pentes de l’Apennin et le rivage tyrrhénien, contracta donc avec la mer un mariage de raison. Les pêcheurs et notables qui jusqu’alors administraient les biens de cet évêché, force du pouvoir communal, devinrent, dès le XIème siècle, une communauté d’aventuriers et de marchands, quittant un sol ingrat pour créer une chaîne de comptoirs le long des grands axes commerciaux méditerranéens. Car dès lors, il faut bien le constater, le mercantilisme devint la préoccupation primordiale de cette ville jetée sur la mer, et qui fut d’abord une porte, un passage, à l’image du dieu Janus, auquel la rattache une étymologie contestée. Etablis sur un terroir étriqué, mais contrôlant les accès à la plaine padane et ayant devant eux les vastes horizons de la mer, les Génois devinrent des marchands par nécessité, et colonisateurs par accident. Marchands, ils le furent avec une habileté, une persévérance, un sens des affaires tels qu’en l’espace de quelques décennies, ils participèrent à tous les échanges méditerranéens, d’importance internationale, régionale, ou même locale. Ils créèrent escales et comptoirs, havres pour les bateaux, entrepôts pour les marchandises, bases de départ pour leurs entreprises lointaines.

Lorsque les circonstances leur imposaient de se rendre maitres de territoire de quelque ampleur ; par exemple l’île de Chio ou les abords montagneux du littoral criméen ; l’embarras l’emportait chez eux sur l’orgueil de la conquête. Ils tenaient en effet pour stérile et coûteux l’entretien d’une garnison asseyant une domination territoriale ; ils ne s’intéressaient guère à la mise en valeur agricole et ne faisaient pas grands efforts pour faire partager leur foi aux Orientaux. Ils croyaient résoudre les problèmes de coexistence entre les diverses ethnies en faisant participer les autochtones, de manière plus ou moins directe, à l’activité économique.

Dans le vaste étendu de leur trafic, que ce soit vers la Syrie, vers Alexandrie, vers Constantinople ou la mer Noire, le commerce de marchandises s’effectuait avec de petits tonnages ; des linhs, tarides, bucii ou saiètes ; des nefs à voile latine timidement remplacées par quelques cocha ou galères marchandes. Certaines années, celles-ci étaient si nombreuses, dit Iacopo Doria, qu’elles ne pouvaient être comptées. Le calendrier des départs vers cet Orient suivait un rythme bi-annuel ; nefs et galères quittant Gênes soit dans les premiers mois du printemps, soit dans les derniers de l’été, tandis que par souci de sécurité le regroupement des navires se réalisaient en caravana, avant que l’usage de la conserva ne se généralise, partageant de facto les risques entre tous les marchands-armateurs si des dommages survenaient pour un navire.

Sans rentrer dans les détails, le choix des destinations suivait les évolutions des grandes mutations de la géopolitique méditerranéenne. L’Empire byzantin, dominé par les vainqueurs de la quatrième croisade, celle de 1204, ils ne le fréquentèrent guère avant 1261 et privilégiaient plutôt Alexandrie et les Etats francs de Syrie-Palestine. Dans ces derniers, ils avaient obtenu des privilèges qui leur conféraient une extraterritorialité au sein du royaume de Jérusalem, mais aussi dans les principautés d’Antioche et de Tripoli, jusqu’à ce que leurs positions soient érodées peu à peu par l’offensive musulmane venue d’Egypte, et qu’ils perdent pratiquement toutes leurs places suite à la défaite d’Hattin en 1187. La troisième croisade leur permettant de recouvrer occasionnellement quelques bases perdues, après le renversement d’alliance introduit par le traité de Nymphée, en 1261, ils purent, enfin, s’implanter durablement dans l’Empire romain d’Orient. En contrepartie de l’aide fournie au basileus, Michel Paléologue, les marchands génois bénéficièrent d’une totale franchise douanière dans les terres de l’empire reconquise ou à reconquérir. De plus, un quartier, avec une loggia, palais, église, bains, maisons, entrepôts, leur furent concédés à Constantinople, tandis que la mer Noire devenait leur chasse gardée pour une partie du XIIIème siècle. Sur ses rives, ils mirent sur pied divers comptoirs commerciaux, dont le plus important fut Caffa, en Crimée, qui conservent encore leur forteresse presque intacte. Grâce à ces comptoirs, ils purent non seulement supplanter les Vénitiens pour l’exploitation des richesses locales ; peaux et produits alimentaires ; mais aussi se lancer dans l’hinterland pour élaborer la fameuse route vers la Chine décrite par le Florentin Pegolotti dans sa Pratica della Mercatura. A côté de cette route directe vers l’Asie par Caffa ou La Tana, comptoir sis aux bouches du Don, une autre route pris de l’importance sous leur impulsion. Depuis le port de L’Aïas en petite Arménie, ils développèrent une route commerciale traversant l’Asie mineure, pour gagner la Perse, notamment Tabriz, où se rencontraient des compagnies de marchands accompagnées de notaires.

Hélas, la stratégie des marchands génois consistant à se passer des intermédiaires musulmans pour le commerce des produits asiatiques, l’importance d’Alexandrie se réduisant en conséquence, les sultans d’Egypte finirent par détruire le port de L’Aïas en 1345. Deux années plus tard, Caffa assiégée par les Mongols vint à recevoir les rats porteurs de la puce qui déclencha l’épidémie de peste qui gagna l’Europe occidentale. Ainsi se ferma la route vers la Chine, les marchands génois, mais également pisans et vénitiens, avaient profité de la « pax mongolica » sur un empire qui couvrait une grande partie de l’Asie, dont la Chine, allant de l’océan Pacifique aux steppes de la Russie, jusqu’aux portes de la mer Noire, divisé en khanats, avec à sa tête le Grand Khan, qui, selon la toponymie de Marco Polo, avait établi sa capitale à Cambaluc…

 

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