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Pietà / Michel-Ange

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Pietà, Michel-Ange

 

Michelangelo Buonarroti

 

1498, Basilica San Pietro, Roma

 

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Témoin de l’existence criminelle que les hommes menaient, et révolté des vices dont la nature a rempli le cœur des femmes, il vivait sans compagnie, célibataire.

Il taille, il sculpte, c’est ce qu’il fait de mieux… Il extrait de son marteau habile et ses ciseaux agiles une prouesse sortie d’un énorme marbre de Carrare ; un bloc merveilleux, qu’il chercha longtemps. Il a dégagé des formes parfaites, et c’est miracle qu’une pierre ait jamais été réduite à une perfection pareille.

Quel bonheur que l’âme éveillée du cardinal de Bilhères lui ait laissée la latitude nécessaire pour produire un souvenir si digne, dans une ville si célèbre, Rome.

Grâce à son habileté merveilleuse, il a sculpté dans ce roc blanc comme la neige deux corps d’une telle beauté que la nature n’en peut créer de semblable ; et il en devint amoureux, laissant une apostrophe en bandoulière pour signifier son attachement et sa fierté ; « MICHELA[N] GELUS BONAROTUS FLORENT [InVS] FACIEBA[T] ».

 

Sa Vierge et son Christ, car il s’agit d’eux, ont toutes les apparences de la réalité. On dirait qu’ils sont vivant ou véritablement mort, et sans la pudeur qui les retient, elle voudrait presque s’émouvoir et lui succombe et apporte l’espoir. Le Christ est mort, et peu de visiteurs mal conditionnés pensent à la beauté de ses membres, aux artifices du corps dont il usa pour obtenir un nu si parfait, ni même un mort qui ressembla plus aux morts réels.

Les traits doux du Sauveur, la concordance de ses muscles des bras, du corps et des jambes, des poignets et des veines travaillées, émerveillent, et on s’étonne qu’il ait réalisé une œuvre si sublime en un temps si court.

« Tant d’art se dissimule sous la force de son art ! Mais comment commenter une œuvre de cette ampleur ? En me fiant à mon insuffisance… Mais que dire ? ». Face à elle on oublie le souffle, la fatigue, le corps, et bien que limité l’esprit balaie des réflexions toujours nouvelles et profondes. Le silence qui l’admire inspire la conscience d’exister… Et dire que ce présage vint d’un enfant d’à peine vingt-quatre ans ! « Michelangelo »... Il y a des noms qui une fois prononcée attirent avec eux le sens de l’éternité.

 

Emerveillé, il s’est enflammé pour ses deux images qu’il réalisa ; souvent, il approcha ses mains du chef-d’œuvre pour s’assurer si c’était là de la chair ou du marbre. Il hésita à donner des louanges à la statue, s’imaginant qu’elle les rendrait peut-être en retour ; il médita face à elle ; il lui parla ; il peina à la toucher de peur que la chair cède au contact de ses doigts et qu’il ne laissa une empreinte livide sur les membres qu’il aurait trop pressés.

Somptueuse beauté qui se voit de loin ! On voudrait presque la palper pour s’assurer qu’elle n’est pas une vérité. Les fidèles, rares devant elles, y croient ; tantôt baissant leurs têtes pour marquer leurs respects ; tantôt tiraillés par le souhait de lui apporter des offrandes qui plaisent aux dames nobles ; des fleurs de mille couleurs, des lis, des balles peintes, des larmes tombées de l’arbre aux abeilles heriades. Ils voudraient la parer de pierres précieuses, à ses doigts, à son cou, à ses oreilles où pendraient des perles légères. Tout lui siérait, mais nue de ces ornements, elle semble encore plus belle. Hélas, trop de passants s’agglutinent devant elle sans connaître les promesses d’Hespéros qu’elle porte en elle.

 

Il a construit le groupe comme une pyramide, guère haute, croisant les lignes extérieures avec des plans horizontaux pour lui donner plus de profondeur. Dix siècles d’efforts inouïs, dans un ciel sillonné d’éclairs qui ne montra guère que des ruines, éclatèrent, brillants comme un ciel d’été, en cette année 1498.

Il a marqué l’œuvre de son sceau, du souffle puissant d’une liberté conquise, et de deux facultés maîtresses qui furent en quelque sorte les pôles majeurs de sa nature ; l’invention et la raison, une vaste et fougueuse imagination au service d’une méthode précise et sûre, qu’il apprit dans l’intimité des hommes les plus lettrés de son temps ; Politien, Pic de la Mirandole, le platonicien Marsile Ficin, au contact desquels son esprit se développa, mûrit, acquit ampleur et fermeté. L’étude d’un bas-relief de Centaures et d’une gracieuse Madone où il chercha à imiter le style de Donatello, les mois passés à copier les fresques de Masaccio, l’apprentissage de l’anatomie dans l’hôpital Santo Spirito, un Christ en bois fait pour le prieur qui lui en avait facilité l’entrée et le gîté, apportèrent progrès et excitèrent ses capacités et envies de réussir.  

Plus qu’aucun autre de ses premiers ouvrages, la Pietà décida de la route qu’il allait suivre. Le marbre n’exprimera plus seulement la beauté d’une manière générale ; il traduira ses idées et ses sentiments. « Tout ce qu’un grand artiste peut concevoir, disait-il, le marbre le renferme en son sein ; mais il n’y a qu’une main obéissante et la pensée qui puissent l’en faire éclore ».

Sa Vierge à la beauté juvénile et austère particulière à toutes ses femmes, il le dut à son désir de mettre la partie plastique de son art au niveau de sa partie intellectuelle. Il offre quelque chose de nouveau, une forme élégante, une pensée personnelle, une œuvre originale qui ne réveillera aucun souvenir. Son espérance est le privilège de la jeunesse, comme la fièvre amoureuse qui étreint un jeune homme et dont les années n’ont pas encore attiédi les ardeurs. Il a la passion du travail ; il taille le marbre avec une habilité rare ; il a fait Maria plus grande que nature, plus grande que son fils ; une particularité due à la difficulté technique de présenter un groupe équilibré composé d’une femme tenant un homme adulte sur ses genoux. Mais sa disproportion n’irrite pas ; il a pris soin de vêtir la Vierge d’une robe monumentale aux dimensions généreuses dépassant la simple recherche de l’effet artistique. Blotti dans le ventre et les bras de sa mère, le Christ étend son corps indolent, sans vie, sur cette ouate gracile, lisse, comme lustrée. L’aube aux plis infinis s’élargit vers la base entremêlée avec un linceul presque imperceptible ; il a donné vie à la pierre ; il enlève ; il ponce ; pour libérer des parties irrégulières et donner naissance à un lacis innombrables de fosses et de bosses. Anastomosée par ces reliefs plus ou moins accidentés, la robe se couvre de méandres plus ou moins ombragés ; une confluence sur laquelle je navigue pour arriver à ses mains libres et expressives. Une main masquée par le dos de son fils bombe le torse de celui-ci ; on ne lui voit que ses doigts, écartés, disproportionnés par rapport à la circonférence de sa tête pour accroître l’impression de perspective. Il est maître de l’optique ; il manipule le regard dans un triangle dont les sommets sont cette extrémité, le buste de la Vierge, et l’autre main aux phalanges demi-déployées qui laissent entrevoir une paume pour signifier que la destinée de son fils est accomplie.

 

Ce fut sûrement un plaisir que de le voir travailler, le ciseau à la main, faisant voler le carrare en petits éclats pour dégager ces doigts délicats, se contentant d’enlever quelques onces de poussières, polissant aussi. Mais l’œil ne suffit plus pour traduire le visage impassible de Maria ; il faut que la réflexion intervienne ; il éluda à dessein la mère baignée de larmes, l’âme transpercée par le glaive de la douleur, la tristesse et l’affliction, que l’on est en droit d’attendre d’elle. Elle ne souffre pas ici ; elle ne s’afflige pas, ne tremble même pas, à la vue des blessures affreuses de son fils ; elle a un aspect juvénile et indifférencié, le teint que les femmes chastes conservent plus longtemps que celles qui ne le sont point. Combien cette Madone qui n’eut jamais le moindre désir lascif qui puisse altérer son corps traduit cette pureté...

Plus on s’approche du mystère de sa beauté, plus il s’éloigne ; il ne peut être saisie. La beauté de son visage se révèle, elle se révèle à nouveau, et plus je la couvre d’explications et d’idées, plus je sens qu’il y a un écart, une disproportion brûlante entre ce que je vois puissamment sous mes yeux et ce que mes mots sont capables de dire. « Vierge mère, fille de ton fils, humble et élevée plus qu’une créature » a écrit Dante ; il y a là l’âme d’un artiste singulier dans le reflet de ce regard penché sur le corps du Christ ; les paupières demi-closes, les yeux impavides, elle masque la fureur aiguë d’une souffrance sans nom par une poésie. Il savait ; il a entendu ; il a ressenti le tourment subtil qui hurle dans cette poitrine, mais la caresse de ses ciseaux a préféré l’espoir sans joie, sans plaisir, à la désolation grise, longue et monotone.

 

Quand il touche au marbre, ce n’est pas avec le ciseau et le maillet, mais avec la prêle qu’il le fait. Il n’est pas seulement un artiste éminent, c’est aussi un excellent ouvrier, et cette capacité ajoutée lui assure une grande supériorité ; elle lui permet de modifier sa première pensée et de recommencer avec le ciseau ce qu’il avait ébauché. Il agît sûrement de la sorte pour dégager son Christ mort aussi grand qu’un homme ; allongé, abandonné sur les genoux de sa mère, ses paupières closes engendrent une désolation ; ses lèvres entrouvertes avec la trace d’un sourire, d’une espérance indéfinie, suscitent une goutte de consolation ; une douleur et un espoir suprêmes qui soulèvent tous les mystères, une admiration illimitée ; la pitié du beau éteint est si intrusive que secoué je ne retiens que les investigations aiguës de mon esprit.

Il a aimé ce Christ et une convulsion a tordu et a brisé sa vie ; une ultime crispation dont une de ses voûtes de pied à demi-arquées transmet le souvenir, presque rigide, droite, à la retombée d’une cataracte formée par ses deux jambes disposées comme un balancier. Les reins enfoncés, la poitrine enflée, le cou flétrit, la tête relevée, les stigmates de son supplice ne sont qu’une allusion ; il incline son visage ; il tend son bras sans vie laniéré de veines saillantes sources d’espérances…

 

 

« Le sort a beau enlever ceux que nous aimons, la plus grande partie d’eux-mêmes demeure en nous. Il est à nous le temps qui n’est plus, et rien n’est en lieu sûr que ce qui a été. Nos prétentions sur l’avenir nous rendent ingrats envers les biens qui précédèrent ; l’avenir a le charme de l’espérance, le passé celui des souvenirs ».

Sénèque le Jeune