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Je crois avoir rêvé...

Je crois avoir rêvé...

Antonello da Messina, Il condottiero

Antonello da Messina, Il condottiero

Je crois avoir rêvé...
Je crois avoir rêvé...

 

Portrait d’homme, le condottiero

 

Antonello da Messina

Musée du Louvre, Paris

1475, Huile sur panneau

0,36 x 0,30 mètres

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Précédent : Cefalù (1)

 

Cefalù, 05 heures du matin.

Rien ne bouge au front des maisons accrochées par-dessus l’estran de la cité endormie. La mer semble morte, couverte d’un linceul, engloutie dans une masse sombre et nocturne, comme si honteuse des méfaits engendrés par ses sauts d’humeur, elle ne voulait pas révéler sous sa couleur macadam les terribles secrets conservés dans ses entrailles. 

Presque inerte, un maléfice paraît l’avoir plongée dans une hypnose ; et seuls ses légers grondements sourds rappellent qu’elle vit toujours ; un va-et-vient inlassable, si fort lors de ses excès de colères, mais à peine de la teneur d’un chuchotement durant cette heure avant l’aurore. 

La voix douce, désireuse de ne pas brusquer les rêveries des habitants absorbés par la nuit, elle s’avance. Timide, l’embrasure de ma fenêtre entrouverte lui offre l’opportunité d’une promenade furtive, comme si, intriguée par la lumière d’une lampe de chevet allumée, elle voulait s’assurer de l’éventuelle présence d’un fanal signalant l’arrêt de son domaine habitable.

Mon oreille distraite par cette musique évoquant une composition naturaliste de Debussy, le luxe d’une lecture transporte en instantané vers un ailleurs, vers le visage de cet homme énigmatique de Da Messina, et d’habitude exposé dans le musée de la ville…

Bercé par les sonorités harmonieuses des petites vagues, le livre tombe bientôt de la main pour un enfouissement plus profond dans le lit, un terrier propice à un voyage énigmatique aux pays des songes... Mais le sommeil, comme le réveil, restent à la surface ; comme si porté par une onde on flottait par-dessus, regardant l’azur d’un côté, sentant les tréfonds vouloir vous happer sans y réussir ; on stagne entre les deux mondes. 

Plongé dans une léthargie, les paupières closes, les souvenirs se culbutant par la soudaineté de leurs enchaînements, par saltation, marchant à tâtons dans les coins reculés d’une mémoire nomade, on finit par se fixer sur l’image d’un portrait.

Mais tout reste vague...

Identique à un focus mal réglé incapable de trouver la bonne distance, un halo envahit les contours de la peinture qui, à l’époque, me parut si agréable. Glissantes sur son fond noir omniprésent, les nuées volatiles obligent à resserrer l’attention sur le centre de la composition, sur ce visage, à la fois inquiétant, métaphysique, capable de dégager des sensations allant bien au-delà de la peinture proprement dite. Tout à coup, sans savoir exactement pourquoi, l’œuvre se projette distinctement sur l’écran de mes yeux fermés. Une œuvre inspirée des meilleurs artistes flamands, de Jean de Bruges ; par celui qui perça le secret de la peinture dite à l’huile, ou du moins en soutira ses arcanes à l’auteur de l’Agneau Mystique, partageant sa découverte avec Maestro Dominico, jusqu’à la faire connaître à toute l’Italie.

La simple tête, aux épaules à peine discernables, avec ce manteau aussi sombre que la tenture noirâtre servant d’arrière-plan au condottiere irascible, enflent les impressions d’effrois à l’égard de l’homme, sûrement guerrier farouche à son époque. Amplifié par la surabondance d’ombres vagues, profondes par endroit, le flambeau d’un demi-sommeil engendre des stupeurs rêveuses face à cette lèvre supérieure scarifiée, à ces maxillaires si proéminents, au point de croire le destinataire en train de broyer ses dents et de juguler une fureur souterraine. 

D'une énergie intérieure capitonnée par les parois d’une chair chaleureuse, et glacée, son regard, perpendiculaire à son profil, lance des traits sans compassion, des manifestations d’absolue résolution. Miroir de sa détermination sans ambages, la captation de ses orifices oculaires, francs et clairs, transperce le cortex jusqu’à jeter le trouble dans la somnolence à laquelle je me prête. Sans savoir si je rêve, pas capable de me situer entre l’éphémère et le réel, je crois frissonner, tressaillir par moment, mes membres, maintenant sous le joug d’un imaginaire, entamant des mouvements désordonnés, des convulsions légères, autant de crispations sommaires, signaux du désordre occasionné par ces traits déterminés sous une chevelure épaisse.

Est-ce un Charon, chassant les damnés de sa barque ? Serait-ce une incarnation de Judith cisaillant la nuque d’Holopherne ?... Tout se mêle… Tout devient flou et confus… Dans une avalanche d’images défilant devant mes yeux médusés, la subite vision de la Belle Ferronnière apporte réconfort et l’espoir d’une pause salvatrice. Un bref instant bloqué sur l’analogie entre Da Messina et Leonardo, le second prenant appui sur le premier pour le caractère mystérieux de ses personnages, on pense la fuite possible… Mais rien n’y fait. Happé par la furie d’un inconscient libéré de ses entraves, on sent la fin proche, le précipice béant qui s’avance. Et, pareil à un individu accroché à une rambarde, dont le rêve lui crie de ne pas lâcher sa prise, mais dont il sait la fin tragique qui se profile, on chemine, approche pas à pas vers le vide, jusqu’à la chute libératrice…

 

Suivant : Cefalu (2)