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Ignudi

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Ignudi de la chapelle Sixtine

 

 

Précédent : Divinations dans la Sixtine

 

 

De personnage en personnage, de drapés aquarellés en figures extatiques ou mélancoliques, le monde de Michelangelo apparaît comme un règne de l’homme sans partage ; une exclusivité qui relègue au second rang n’importe quel autre règne de la nature. Ici l’humanité absorbe, elle remplace les moindres phénomènes de l’univers ; pas un ciel, pas plus d’horizon ni de paysage ; elle se pare de toutes ses couleurs, du chair, du bronze voilé de clair-obscur, d’un incarnat aux coloris entre le rose et le rouge franc. Elle matérialise des idées aussi, des transcendances sous les visages prophétiques grandioses qui rendent presque les autres fresques contigües anecdotiques. Partout la gent humaine est présente. Tantôt, elle se dessine comme un héros endossant les oripeaux d’un personnage biblique ; d’autrefois, elle se mue en plante, elle rampe et grimpe le long des ogives. Une profusion, si haute perchée par-dessus mes yeux effarés et déroutés, qu’elle essouffle mes pensées ; qu’elle épuise une nuque lourde de fatigue, lasse d’une succession d’œuvres qui ne semble jamais ne vouloir s’arrêter...

Mais on cherche à profiter au mieux de ces individus en si grand nombre, on tâtonne pour débusquer l’ordre des figures que le Florentin a bien voulu créer. Incapable de s’aiguiller dans ce méandre de corps agités, lesquels, malgré leur multiplicité, ne soulèvent pas la confusion, on quête le précieux sésame… Puis, soudain, par un mélange d’improvisation et d’empirisme, on se convainc de la solution ; on reconnaît une diversité de plans gradués selon leurs intérêts. Et comme un miracle, comme une nouvelle genèse dans l’analyse du génial créateur de la Piéta, on met le regard sur un fond disposé comme un trompe-l’œil architectural. Des pilastres décorés de bas-reliefs lui servent d’assemblages, d’excroissances à un entablement factice pareil à une matrice ; la fausse corniche laissant se ramifier des voussures achevées en arceaux, terminaisons au bout desquelles fleurit une série de médaillons formant neuf trouées profondes. Même la décoration claire de ton ajoute à l’illusion. Jetée en saillie et couverte de projections d'ombres, elle participe à la transformation en une voûte historiée et fantasmée, de ce qui n'est en réalité qu'un plafond... Quelle alchimie ! Quel bain de métamorphoses ! Et comme si cela ne suffisait pas, comme s’il avait voulu pousser à son paroxysme la belle supercherie, les Prophètes et Sybilles semblent basculer vers l’avant, projetés sur un plan qui paraît plus proche, accentuant la sensation de relief stimulée par ma vive imagination.

Bien que maître incontestable de la perspective, Buonarroti n’élude pas pour autant l’harmonie. Et malgré sa verve et son énergie, il ne se perd pas dans des fantaisies inutiles, dans un manifeste esthétique où l’art évacuerait la grandeur. Non ! Son dessein est la mise en scène, la valeur attachée aux cartouches centraux de la voûte parlant de la Genèse ; et pour ce faire, une suite de sujets, incongrus pour un bâtiment cultuel, est disposée aux quatre angles de chacun des figurés géométriques. De chacun de ces putti géants émane une attitude différente, un exercice de style que Vasari prénomma Ignudi. Le mot est resté, et qu’ils soient assis, accroupis, maillés en bizarres raccourcis, rien, absolument rien dans la peinture n’avait donné quelque chose d’aussi comparable à la statuaire des antiques depuis Apelle. Ainsi, c’est à une promesse de vingt corps destinés à un succès éternel qu’on s’attache ; un art si souvent repris par d’autres artistes, Caravaggio y compris, et qui constitue à coup sûr un des plus beaux fleurons de la beauté corporelle.

Un amour de la beauté que Buonarroti ne renia jamais, le portant au contraire comme un flambeau et un miroir. Avide de ce gage donné à sa naissance ; lui qu’on arracha au milieu de sa carrière ; lui qu’on dérouta de sa voie toujours suivie pour lui imposer une vocation entièrement nouvelle ; lui qui n’avait jamais manié autre chose que le ciseau ; lui à qui on a mis un pinceau à la main et montré un mur vierge ; il a achevé une œuvre maintenant inimitable ; il s’est montré plus grand que tous ceux qui l’avaient précédés, produisant ces chefs-d’œuvre si mystérieux.

Merveilleuses statues peintes à demi-nues, cariatides du Cinquecento, ces Ignudi sont exécutés avec une telle science, une maîtrise si peu comparable, qu’elles valorisèrent le corps humain d’un éclat inconnu depuis Lysippe et Praxitèle. Magnifiques éphèbes qui encadrent les cartouches de moindres dimensions, dont la taille s’accentue à mesure qu’ils s’approchent du maître-autel, ils personnifient tous les sentiments de la vie ; l’exubérance, la jeunesse dans toute sa fraîcheur et sa splendeur ; le signe de la tristesse, de la douleur, visibles sur leurs fronts parfois inquiets et mélancoliques. Certains rappellent le Laoccon, d’autres à demi-retournés semblent avoir la musculature du Torse du belvédère, il en est même, alors que l’on ne s’est pas encore appesanti sur l’Adam de la Création, qui sont laniérés de muscles et tendons identiques à cette œuvre qui trône au firmament. Ephèbes splendides, jeunes hommes délicats, parfois robustes comme un gladiateur, fragiles comme un enfant traversant l’adolescence, ils portent des guirlandes, des draps de soies, auxquels sont accrochés des boucliers dorés comme un bronze qu’on aurait à peine lustré.

Garçons minces aux corps sculpturaux, aux traits sensibles qui n’ont pas encore perdu le flou de la candeur juvénile, les séants posés sur des semelles, les chevelures soufflées par un vent violent, ils s’agitent d’une existence intérieure opposée à la vie placide des statues antiques. La nature est en eux, souple et parfaite, en leurs corps inclinés, en leurs gestes gracieux, en leurs attitudes d’une vérité imprévue. Et Buonarroti les a animés, comme l’Eternel a animé le premier homme… L’un, baissant les yeux, semble le gardien des secrets de la mort ; un second penche douloureusement son corps, et d’un mouvement de ses bras tordus ramène sur lui son voile comme un suaire ; un troisième, une main sur son genou relevé, l’autre main ramenée au corps accoudé sur un amas de guirlande de feuilles de chênes et de glands qui court lourdement au long de la composition, la tête petite, fine, méditative, regarde devant lui d’un air résolu, mélancolique et amer… Que de spasmes, que d’angoisses, que de sensations ! A demi-accroupis, leurs grands yeux de velours noirs parfois surpris, ils scrutent et écoutent ; il en est d’autres à la figure effarée, à la bouche béante, au visage riant de jeune faune qui porte une corne d’abondance remplie de quercus à ses lèvres entrouvertes… C’est à une alternance d’athlètes aux gestes héroïques, d’adolescents à la grâce androgyne, que l’on attache toute cette éloquence ; une intermittence de langueurs, de mouvements qui s’animent et s’ébranlent à mesure qu’on les contemple, et qui n’éteint à aucun moment une fascination irrésistible qui se consume comme un buisson ardent.

 

Suivant : Des pendentifs dans la Sixtine